
Au début, ce fut imperceptible, juste une fine pellicule rougeâtre qui recouvrait le sol. Au moindre coup de vent, elle s'envolait en tourbillonnant. Nul n'y prêtait vraiment attention, sauf un homme qui passait beaucoup de temps dans son jardin à sarcler, biner et retourner la terre.
Ah ! combien il l'aimait cette terre, héritage de ses ancêtres qu'il avait su entretenir avec passion, force et courage ! Les fruits étaient nombreux et le jardinier aimait les partager avec tous.
Mais, depuis quelque temps, les choses avaient changé : les gens étaient devenus bougons, méfiants, craintifs. Si l'homme leur tendait la main, aussitôt elle était refusée. S'il leur ouvrait la porte, ils détournaient le regard.
Et la poussière rouge était apparue. Bientôt, elle tapissa les maisons, les arbres, les rivières, les prairies, les routes et les étangs. Tout avait disparu sous cette épaisse couche, d'un ocre terreux. Où étaient passés les pâturages verdoyants qui ondulaient sous la caresse du vent ? Les hommes et les bêtes commencèrent à suffoquer. De toute urgence, il fallait agir mais comment ?
Quelques bonnes volontés décidèrent de nettoyer à grande eau tous les champs environnants, mais la tâche s'avéra redoutable. Car la poussière se transforma en une boue collante qui poissait les vêtements et les cheveux. La situation était devenue intenable. De toutes parts, on entendait des gémissements et des pleurs. Malheureusement, même la plus extrême dévotion paraissait inefficace face à cette malédiction.
L'homme, lui, continuait d'œuvrer dans son jardin, inlassablement, avec ténacité. Dès qu'il voyait apparaître un minuscule bourgeon d'un vert tendre, son cœur bondissait de joie : une victoire sur l'adversité assurément ! Mais cette accalmie durait peu de temps et tout finissait, inexorablement, par se désagréger. Désormais, une crasse de plus en plus envahissante s'insinuait dans tous les recoins, les interstices, créant un paysage morne et menaçant. Etait-ce le dernier des printemps qui s'annonçait ?
Mais un jour, un oiseau tomba, raide mort, aux pieds du jardinier. Ce fut le signe qu'il craignait, alors, sans plus attendre, il s'allongea à même le sol, écoutant les battements de cœur de la Terre Mère. Dans un éclair, il vit les souffrances qu'elle subissait à cause de l'action funeste des hommes. Cette poussière rouge, c'était son sang.
Se remémorant alors tous les baisers qu'il avait partagés avec des jeunes filles délicates ou des amantes passionnées, des enfants joyeux ou des parents attentifs, des amis sincères ou des compagnons de route, il sut ce qu'il devait faire.
Pour guérir, la Terre réclamait un baiser. Un seul, mais il devait contenir tout l'Amour du monde. Alors, déposant ses lèvres avec délicatesse et respect, l'homme embrassa le sol comme un jeune amoureux, fier de se rendre à son premier rendez-vous. Ce fut doux et profond à la fois. Et la Terre lui rendit au centuple.
Car, bientôt, un bruit de ruissellement lui fit relever la tête : petit à petit la poussière rouge s'évanouissait, laissant place à des volutes vaporeuses qui rejoignaient l'horizon et finissaient par disparaître totalement. Nettoyée, régénérée, la Terre retrouva sa virginité originelle, abreuvant les sillons d'une sève nouvelle. La vie, la vie tout simplement, revenait avec force parce qu'un homme avait cessé la guerre.
COMMENTAIRE
Ce conte a été donné à un homme qui avait bien du mal à accepter l'attitude destructrice de l'humanité. Pourquoi tant de dégâts, quasi irréversibles, alors que sans la Terre, les hommes ne sont rien ? Je ne peux résister au plaisir de vous mentionner une citation de Carl Gustav Jung ("L'homme à la découverte de son âme"), très à-propos :
"Il apparaît, en effet, avec une clarté toujours plus aveuglante, que ce ne sont ni la famine, ni les tremblements de terre, ni les microbes, ni le cancer, mais que c'est bel et bien l'homme qui constitue pour l'homme le plus grand des dangers. La cause en est simple : il n'existe encore aucune protection efficace contre les épidémies psychiques; or, ces épidémies-là sont infiniment plus dévastatrices que les pires catastrophes de la nature !"
Pour ma part, je considère que la pire des catastrophes de notre temps c'est la médiocrité. Et vous, qu'en pensez-vous ?
LOWER ANTELOPE CANYON, USA (Photo Solène Myran).