Un homme se tenait près de la margelle d'un puits, espérant voir son reflet au fond de l'eau. Mais l'obscurité régnait, alors il ne put distinguer qu'un vague contour. Cependant, il sentait, confusément, qu'un événement extraordinaire allait bientôt changer à jamais le cours de son existence.
Et ce fut effectivement le cas. Bientôt, à ses pieds, apparut un vilain crapaud qui semblait bien mal en point et assoiffé. Sans même réfléchir, l'homme puisa de l'eau au fond du puits et arrosa généreusement le pauvre animal en souffrance.
En un éclair l'affreux batracien se transforma en une adorable princesse. Elle semblait sortir d'un long sommeil et s'étirant langoureusement, déclara :
"Oh ! J'ai si mal à la tête et si grande faim !"
Abasourdi, l'homme songea que, d'habitude, les crapauds se changeaient en princes charmants et les bergères se contentaient d'assister à la métamorphose. Il se considéra bien chanceux et, séduit, répondit à la charmante apparition :
"Il y a une auberge tout près d'ici, je vous y invite."
Aussitôt, tous deux se mirent en route et quand ils poussèrent enfin la porte de l'estaminet, une joyeuse assemblée les accueillit.
Ils commandèrent force victuailles et boissons et l'homme s'étonna de la quantité que la belle pouvait ingurgiter. Sa stupéfaction ne cessa de croître quand celle, qu'il imaginait délicate et éthérée, commença à jurer tel un charretier. Des mots obscènes sortaient de sa bouche sans discontinuer, faisant rire toute l'assistance.
Gêné, le malheureux tenta vainement de relever le débat mais en pure perte. La princesse, longtemps confinée dans un espace trop étroit, se lâchait éperdument, jusqu'à l'ivresse.
Tous, fascinés par l'ensorceleuse, s'esclaffaient à la moindre de ses boutades graveleuses ou quand, de son fondement ou de sa gorge, s'échappaient des bruits rabelaisiens.
Pourtant, petit à petit, l'homme sentit que la honte le quittait et, bientôt, la joie l'envahit à son tour. Tous finirent par partager le pain et le vin, dans une ambiance si réjouissante qu'ils en étaient enivrés. La nuit s’étirait à l'infini, pourtant la fête continuait avec entrain, tous ripaillant, chantant et dansant en un accord parfait. La jeune princesse, malgré sa grossièreté fort bien assumée, avait opéré le miracle d'unir tous les convives en une même fraternité.
Quant à l'homme, qui, toute sa vie, avait cherché la connaissance, il venait, lui aussi, de vivre un prodige, celui d'avoir retrouvé son âme d'enfant grâce à une princesse qui, elle, n'avait jamais perdu la sienne.
COMMENTAIRE
Ce conte a été donné à un homme, dont la quête était de "se connaître, connaître les Dieux et l'Univers". Pour parvenir à ce but, toutes les parties du Soi doivent être mises en lumière. Même celles qui nous sont étrangères ou inconnues. Ainsi, l'ombre deviendra force lumineuse. Dans le cas présent, le consultant ne s'était jamais vraiment exercé à la Joie. Ce qu'on lui conseille désormais de faire, afin de connaître la "fraternité âme, corps, esprit ".
Dans ce conte, je vois aussi une recette alchimique. Si on considère que le crapaud est la Materia Prima, l'eau du puits peut être le Feu Secret, l'agent transformateur. Il faut travailler dans "l'auberge" c'est-à-dire au sein de l'Athanor, où se transmutent les "convives" les métaux, jusqu'à ce qu'ils deviennent Pierre Philosophale.
OUZBÉKISTAN (Photo de l'auteure).