/image%2F1067705%2F20140630%2Fob_86046c_hanoi-1993.jpg)
Au bord du fleuve Rouge, un homme rêvait. Alors que la nuit descendait à l'horizon, une poignante nostalgie l'emporta et il devint soudainement voyageur intrépide, à dos de mulet, de chameau ou d'éléphant, découvrant le vaste monde comme s'il était le premier à entrevoir de nouveaux cieux.
Hier encore, il était sur le quai d'une gare où les trains se croisaient dans un bruit de ferrailles infernal. Des marchandes de soupe, de poulet grillé, de porc au caramel, de bœuf au bambou, avaient envahi les quais, précédées par une odeur d'épices enivrante. Elles tenaient de grands plateaux, les bras haut levés et proposaient leurs marchandises à la criée. Les passagers, aussitôt, descendaient des wagons et s'empressaient de choisir leurs mets avec, à la fois, effervescence et retenue. Soudain, une sonnerie stridente. La cohue se dispersa brutalement faisant ressentir plus cruellement encore, un vide imprévisible.
C'est sur le quai de cette gare que l'homme avait pris conscience de l'impermanence de toutes choses : rien ne dure, tout passe, ne laissant derrière soi, que des traces incertaines. Quelle vanité, pensa t-il, de croire en l'éternité du monde d'ici bas !
Il s'imagina, un instant, se promener dans les ruines majestueuses d'une ville oubliée où autrefois les rois et les dieux étaient honorés. Il se vit déambuler parmi des échoppes encombrées de marchandises, et des temples d'où s'échappaient des prières et des fumées d'encens. Partout un bouillonnement incessant d'avenantes commerçantes, de douces jeunes filles au teint délicat, des soldats ténébreux, des moines portant leurs bols d'aumône et des ouvriers ahanant sur leurs ouvrages de pierre ou de bois. Là, des enfants jouaient en poursuivant un animal apeuré, là, des mendiants imploraient le regard miséricordieux d'un passant. Et partout une odeur omniprésente de vie et de mort, inexorablement mêlées. D'un côté le miel et de l'autre la putréfaction. Et au milieu, l'homme espérant l'un et redoutant l'autre. Impermanence.
"Ah ! songea le voyageur, changez le ciel, changez le décor, changez les acteurs mais vous obtiendrez toujours la même scène immuable et éphémère ! Que d'espérances envolées, de projets avortés, de rêves abandonnés, derrière les murs de brique de nos illusions ! Les dieux sont toujours présents mais dépouillés de leurs ornements et de leurs parures. Il ne reste plus que quelques éclats d'or, vestiges de décors somptueux. " Impermanence.
En soupirant, le rêveur continua : " Cependant, ces dieux, aux yeux clos, épurés de tout artifice, n'en ont que plus de majesté. Leur nudité les a rendus immortels. Tout se fait et se défait. Si je tentais de m'attarder sur mes souvenirs, un visage entr'aperçu, une scène insolite, un ciel orageux, je risquerais d'y perdre mon âme. De toute façon, qui se souviendra des visions que ma mémoire a engrangées ? Dans les sables de l'oubli, seule la voix du vent se fait entendre. Celle de l'homme est éteinte depuis longtemps." Impermanence.
L'homme, bientôt, se leva et admira une dernière fois le fleuve qui s'étirait à l'infini. Mais jamais il ne sut que, derrière lui, il avait laissé un sillage d'or qu'au petit matin des enfants rieurs pourraient suivre, pour réaliser leurs rêves et atteindre les étoiles. Eternité.
COMMENTAIRE
Ce conte a été donné à mon cousin vietnamien (décédé aujourd'hui) qui, à l'âge de 14 ans (dans les années 50), a été déporté dans un camp de redressement communiste parce qu'à la sortie de l'école, on avait trouvé sur lui un livre de Victor Hugo, symbole honni de l'impérialisme occidental. Malgré cinq années passées dans des conditions terribles, il n'en avait retiré aucune amertume, mais une évidente nostalgie de l'époque coloniale (mais oui c'est possible...), une grande sagesse et, surtout, l'amour de la vie.
PISTE DE REFLEXION
Que symbolise le fleuve ? Pourquoi "rouge" hormis le fait que ce soit vraiment son nom ?
VIETNAM (photo de l'auteure)