Autour d'elle, sa jupe virevoltait, dessinant une corolle de jupons. Depuis plusieurs heures déjà, la danseuse tournoyait sur le parquet ciré, faisant entendre le bruit mat de ses talons qui martelaient en cadence le rythme effréné de la musique, un brin assourdissante.
Ah ! Combien elle aimait ces moments d'extase où elle oubliait jusqu'à son corps ! Elle faisait, à ce moment là, partie intégrante du Cosmos, relayant dans toutes ses cellules le chant syncopé des espaces infinis.
En elle, quelque chose d'ancien lâchait. Une mémoire insidieuse qu'elle portait depuis l'enfance, comme une croix. Mais désormais, tout allait se transformer, elle en était sûre.
Bientôt, les visages connus et rassurants qu'elle apercevait entre deux arabesques, furent remplacés par d'étranges personnages. Elle se trouva plongée dans un univers policé et feutré où glissaient des danseurs à la perruque poudrée, qui serraient sur leur cœur des partenaires aux visages diaphanes et aux robes écarlates.
Ce spectacle laissa place, ensuite, à une vaste prairie où des guerriers psalmodiaient des onomatopées, tout en tournant lugubrement autour d'un feu incandescent.
A cette vision se substitua celle d'un prisonnier au fond d'un cachot sordide, où pullulaient des rats affamés. Pourtant, l'inconnu ne s'avouait pas vaincu et chantait à tue-tête un hymne à la liberté.
Prise par une angoisse soudaine, la danseuse voulut interrompre son voyage mais ses jambes ne lui obéissaient plus et elle fut obligée de continuer sa ronde envoûtante.
Interloquée, elle assista au réveil d'un volcan qui ne laissait derrière lui que cendres et que boues.
Avec frénésie, ses talons frappaient le sol et sa robe volait de plus en plus haut, l'obligeant à un équilibre précaire entre le passé, le présent et l'avenir qui, sans cesse, s'entremêlaient. La fatigue commençait à étreindre la malheureuse mais elle savait, confusément, que son périple était loin d'être terminé.
Bientôt, elle se vit survoler de sombres forêts et des plaines brûlées par le soleil. Des nomades avançaient péniblement en file indienne, traînant derrière eux, un maigre troupeau. Un homme les guidait. Il portait dans sa main un flambeau fait de branchages tressés. Le premier feu de l'humanité.
Soudain, un cri de désespoir. Au loin, des nuages noirs s'amoncelaient, annonciateurs d'un orage terrifiant. Et rien à l'horizon pour se protéger. Alors que tous courbaient le dos en attente d'une pluie diluvienne, la femme sut ce qu'elle devait faire. Elle étendit les mains au-dessus de la flamme, formant une coupole de ses doigts entrelacés. Et attendit. Le tonnerre grondait, les éclairs zébraient le ciel mais le feu survivait au déluge.
La danseuse comprit soudainement la raison de sa venue sur Terre : protéger la Flamme vivifiante de l'Esprit afin que l'Amour règne enfin dans tous les cœurs. Désormais, ses pas de danse diminuèrent de vitesse et d'intensité. Elle demeura tranquille et immobile au milieu de la piste, vidée de ses occupants par l'heure tardive. Elle était seule face à sa nécessité de relier entre eux tous les hommes depuis l'origine des temps. Et elle l'accepta. Enfin.
Alors, comme dans un songe, elle vit apparaître, de toutes parts, des milliers de libellules aux ailes bleutées qui célébraient, dans un éclat fulgurant, la beauté du monde d'ici-bas.
COMMENTAIRE
Ce conte a été donné à une thérapeute qui possède le don extraordinaire de voir le passé transgénérationnel d'un individu et d'en corriger les erreurs et les mémoires invalidantes. Une grande libération en découle.
Une anecdote : alors que mon amie lisait son conte sur sa terrasse, voilà qu'une énorme libellule bleue est apparue, à la grande stupéfaction de son époux...
PISTE DE REFLEXION
Quel est le symbole des libellules ?
DANSEUSE OUZBEK (photo de l'auteure).