
Au fond de son lit une femme, profondément endormie, fut tirée de son sommeil par un bruit sourd et terrifiant. En toute hâte, elle sortit de chez elle. La nuit était profonde, obscure et le ciel était zébré de lueurs rougeoyantes. Apeurée, la femme reconnut aussitôt ce signe annonciateur: la guerre à nouveau réclamait son dû et le sang allait se répandre partout sur la terre.
Autour d'elle, les gens, terrifiés, s'étaient rassemblés et on pouvait entendre des sanglots étouffés et des gémissements. Dès le lendemain matin, les époux, les fils et les frères furent réunis sur la grande place du village et, sans ménagements, on les condamna à un sort cruel. Mais qu'y avait t-il de pire que la mort hormis le déshonneur ? Le visage gris et l'âme en peine, de jeunes amoureux, avec encore quelques étoiles dans les yeux, embrassèrent une dernière fois leurs compagnes éperdues de chagrin. Une longue file de soldats s'en alla vers l'enfer pendant que le tocsin sonnait d'un ton lugubre et désespéré.
La femme avait assisté à toute la scène et son cœur, impuissant face à l'adversité, se révoltait. Où trouver les mots pour consoler une mère ou réconforter des enfants aux yeux embués de larmes ? Pourquoi tant de souffrances ? Et comment redonner espoir ?
Le temps n'apporta guère de réponses, bien au contraire, et chaque jour voyait s'accroître les tourments. Un parent perdait son fils ou une épouse son bien aimé et rien ne venait tarir ce flot de désolation.
La femme ne cessait de prier en espérant que le Ciel retrouve sa clémence. Il finit par l'exaucer mais d'une façon si singulière que tous, au début, la prirent pour une folle.
Alors que l'horizon s'obscurcissait de plus en plus, la femme, telle une guerrière, planta sa première fleur. Dans ses gestes, pas la moindre douceur, mais une rage comme si sa vie en dépendait. La terre volait autour d'elle, chassant les papillons et, les oiseaux effrayés par tant d'ardeur, s'enfuyaient à tire d'ailes. Rien ne pouvait arrêter sa fougue et bientôt, ce fut tout un champ de fleurs écarlates qui l'entoura. Satisfaite, elle contempla le début de son oeuvre et se promit de revenir chaque jour, afin que toute la planète devienne un immense jardin.
Elle tint parole. Alors que dans le lointain les canons ne cessaient de tonner, les talus, les berges des rivières, les chemins creux et les murailles de pierres furent recouverts de fleurs multicolores. Oubliant sa faim, sa soif et sa fatigue, la femme creusa et creusa encore le sol de ses mains nues pour y répandre de la beauté et de l'espérance : violettes, giroflées, pois de senteur exhalaient leur doux parfum pendant que les marguerites et les iris se disputaient le moindre coin de soleil. De la voir faire, les gens riaient et riaient encore mais bientôt un premier soldat revint du front puis un deuxième puis une multitude. Et si on leur demandait : "Où étais tu passé, qu'as tu fais pendant tout ce temps ?" tous, d'une voix unanime, répondaient : " Je vivais car, en repoussant la mort, les fleurs m'ont sauvé."
Pendant qu'au parterre, les enfants embrassaient leurs pères meurtris, la femme émerveillée devant tant de bonheur, si fragile parfois, comprit que l'Amour était bien la plus grande force de l'Univers.
COMMENTAIRE
Ce conte a été donné à une femme qui, inquiète de l'état du monde, se demandait comment remédier à la souffrance et la violence. La réponse est nette : grâce à l'Amour. Mais quelle forme d'amour ?
En hébreu, le "cœur" se dit : LEB. Si on décortique ce mot on obtient : Lamed, Beth (cf. Dominique Roth).
Lamed : enseigner
Beth : la structure
Ce n'est donc pas un amour mièvre et fade. C'est un amour enraciné, fort et puissant. D'ailleurs, il n'est pas étonnant que le patron des amoureux soit Saint Valentin, Valentin "le valeureux, le courageux". De plus, ne dit-on pas : "Dieu n'aime ni les mous, ni les tièdes" ?
Pour cette raison, l'héroïne du conte met toute sa foi, sa rage et sa détermination dans son grand dessein. L'Amour c'est donner une structure, des fondations solides. Il ne peut se confondre avec le sentimentalisme, comme on le voit trop souvent aujourd'hui. Il doit s'incarner dans le "sol" là où se trouve le "sol-eil", l’œil de la lumière.
Les HE-Veilleurs ont insisté sur le fait qu'Amour devait s'écrire avec une majuscule. Le "A" c'est le "Aleph" le commencement, le début et la source de toute chose. C'est l'homme debout (A) entre ciel et terre.
PS : Le titre de ce conte est tiré d'une chanson de Bob Dylan " A hard rain 's A-gonna fall", dédiée aux jeunes soldats américains qui partaient faire la guerre au Vietnam.
PORTUGAL (Photo de l'auteure).